samedi 30 octobre 2010

Le seigneur de la connaissance

Jnaneshvar est un mahâsiddha du XIIIe siècle, à la charnière entre l'âge d'or du tantrisme et le mouvement des sants illustré par Kabir.
Un mignon film, sous-titré en anglais (simplifié), une vision assez juste de la société indienne :


vendredi 29 octobre 2010

Le non duel

Mahasiddha, monastère de Hemis, Ladakh



Je m'incline devant l'omniprésent[1],

Le non duel[2], l'inconcevable[3],

Que seul peut enfanter[4]

La fine fleur de la sagesse[5].

A présent, je le mets par écrit convenablement,

Tel que je l'ai reçu du vénérable Bhadra[6]. 1


(Cet inconcevable est l'union de) la sagesse et de la méthode[7].

C'est le plus grand des mystères[8],

Caractérisé par une inconcevable compassion.

C'est une connaissance qui se produit spontanément[9],

(Car) elle dépasse les chemins de la parole. 2


Cette excellence du non duel,

Qui naît spontanément[10],

N'est pas une chose[11].

Les bodhisattvas dotés du symbole du réel[12]

Ne la considèrent pas non plus

Comme étant une non-chose[13]. 3


On dit que le non duel

Est la vérité ultime[14]

Ni éternelle, ni interrompue[15].

Cet état naturel

N'est pas une réalisation

Ni une expérience[16]

Ni une vacuité[17]. 4


La connaissance[18] non duelle

Devient évidente

Lorsqu'on examine les couples (de contraires)[19],

Car tout est un aspect du non duel.

Le duel n'apparaît plus (quand on l'examine)[20]. 5


La connaissance inconcevable,

Le suprême, l'égal,

Ce qui offre toujours la même saveur,

Cette excellence du non duel,

Cela ne peut être réalisé

Au moyen d'une connaissance

(Qui n'est qu'une) construction mentale[21]. 6


Celui qui n'est pas à son aise[22]

Ne peut accéder

A l'inconcevable, au sans concept.

La conceptualisation[23], c'est la production (et donc le devenir douloureux).

Et symétriquement, le sans cause[24] est le sans production. 7


La connaissance que j'ai reçue du vénérable Bhadra

Ne se présente pas sous une forme duelle.

En elle, rien ne peut créer des habitudes,

Il n'y a personne pour s'habituer,

Elle est (donc) sans mémoire ni attente. 8[25]


Kuddāla[26], Instructions sur la pratique non duelle de l'inconcevable (Acintya-advaya-krama-upadeśa), 1-8 (l'édition dont je dispose comprend 124 stances). Sur ce maître insaisissable, voir cet article (en français pour une fois !) et cet autre.



[1] Vibhu : terme d'origine théiste.

[2] Advaya : à ne pas confondre avec advaita, la non dualité dont parle, par exemple, le Vedanta. Ici, le non duel est une sorte de connaissance qui est l'état naturel de la conscience. Ce mode du connaître est non duel en ce sens qu'il ne pose pas d'objet en excluant d'autres objets. Il est sans croyance (agraha), sans adoption ni rejet, égal. Mais il n'est pas pour autant dépourvu de multiplicité. Cette conscience n'est pas une unité pure, massive (ghana), mais une unité dynamique, vivante, qui embrasse la variété des pensées et des apparences qui se succèdent instant après instant.

[3] Acintya : ce qui ne peut être pensé, médité. Egalement "ce dont il n'est pas nécessaire de se préoccuper (pour le réaliser)" puisque c'est l'état naturel (svabhāva).

[4] Glose de prajñā-agra-garbha-sam[yag]bhūtam.

[5] Prajña-agra : il y a, dans le bouddhisme du Grand Véhicule, plusieurs genres de "sagesses" ou d'intelligence. Cette "fine fleur de la sagesse" est l'intelligence intuitive engendrée par l'intelligence discursive guidée par les instructions du Bouddha.

[6] Bhadrapāda : son nom désigne l'un des mois du calendrier indien (15 août- septembre). C'est l'un des 84 "grands accomplis" (mahāsiddha) de la liste d'Abhayadatta. Disciple du magicien bouddhiste Kāṇha (c. 812-850). Peut-être aussi commentateur du Chakrasaṃvara Tantra, texte que l'on peut lire presque entièrement sans s'apercevoir qu'il est bouddhiste.

[7] Expression-clef d'un certain bouddhisme tantrique, synonyme du but de la voie des anuttara-yoga-tantra. Dans ce cas, désigne l'union achevée du dharmakāya et des corps formels, de l'accumulation de mérite et de sagesse, etc. Mais il y a peut-être aussi, ici, un jeu de mots : "la méthode qui (dans le contexte de la mahāmudrā, n'est autre que) la sagesse (sans concept)". Normalement, la méthode est une chose, la méthode en est une autre. Par exemple, si vous méditez sur le calme mental (śamatha), c'est une méthode qui ne suffit pas à elle seule pour atteindre le parfait éveil (abhisaṃbodhi). Il faut encore employer cette méthode pour cultiver la sagesse, c'est-à-dire analyser discursivement l'absence de nature propre dans les pensées et dans les apparences. C'est vipaśyanā, la "vision profonde". Dans ce cas, on compare la sagesse à une bougie et la méthode à l'absence de vent qui viendrait faire vaciller la flamme. L'immobilité de cette flamme n'est pas un but en soi. Elle permet ensuite de voir, par exemple voir telle fresque plongée dans l'obscurité. Deux éléments sont donc nécessaires, comme les deux ailes qui doivent agir de conserve pour que l'oiseau puisse s'envoler. Mais ici, l'auteur à l'air de dire que la "fine fleur de la sagesse", "la connaissance non duelle", est la seule méthode qui vaille. C'est bien le message central des textes de la mahāmudrā : la sagesse non duelle est elle-même la méthode, et cette méthode est la meilleure sagesse. Il n'y a donc pas à combiner deux facteurs. Voilà pourquoi cette pratique (krama) est non duelle. Cette idée révolutionnaire se retrouvera ensuite dans le rdzog chen. Il n'est pas nécessaire de calmer l'esprit pour ensuite voir le réel. L'état naturel de la conscience est déjà, en lui-même, vision du réel.

[8] Autre jeu de mots possible : "c'est ce qu'il y a de plus évident" (maha-a-guhya). Abhinavagupta fait cette double interprétation à propos d'une stance d'un tantra śivaïte. Je pense aussi à cette stance célèbre de la tradition Shangpa (?), "Si proche que vous ne pouvez le voir, si prodond que vous ne pouvez le sonder, si simple que vous ne pouvez le croire..." (la fin m'échappe).

[9] Qui se produit elle-même par elle-même, qui n'est pas le fruit d'une cause, même si, plus haut, l'auteur a affirmé, métaphoriquement, que cette connaissance naît de la sagesse sans concept. Mais vu que cette connaissance est elle-même sans concept, c'est juste une manière de dire que la sagesse analytique ne vaut pas grand chose tant qu'elle ne débouche pas sur la sagesse immédiate, sans pensée.

[10] Svayaṃbhū. Expression théiste, qui dès le bouddhisme indien qualifie Brahmā.

[11] Bhāvarūpa : un phénomène, un étant, une chose, un donné, une réalité positive.

[12] Glose de vajra.

[13] L'auteur veut simplement dire que l'inconcevable... est inconcevable. Cette connaissance n'est pas dis-cursive (vikalpa), di-chotomique : elle ne naît pas d'une exclusion (apoha), elle embrasse et imprègne (vyāpī) tout comme l'espace. On pourrait aussi dire qu'elle n'est ni une expérience (puisqu'aucun objet n'est appréhendé par elle) ni autre chose qu'une expérience (puisque c'est une connaissance). Autrement dit, c'est une conscience sans objet, non réifiante, sans saisie, sans croyance. J'aimerais qu'on m'explique la différence entre cette conscience non duelle et la conscience non objective dont parlent les divers nondualismes non bouddhiques...

[14] Aussi : le sens, le but, la valeur, la fin ultime.

[15] Expression typique du bouddhisme le plus ancien : l'identité des personnes ou des choses n'est ni une substance permanente, ni une entité qui disparaîtrait - à la faveur d'une destruction ou de la mort - irrévocablement. Une métaphore claire de cette conception fluide de l'identité est celle de la flamme transmise d'une bougie à une autre : est-ce la même flamme, ou une flamme différente ?

[16] Upalambha : une acquisition empirique.

[17] Il me semble que, en excluant ces deux derniers termes, l'auteur veut dire que l'état naturel n'est ni le résultat d'une observation empirique, ni le résultat d'une abstraction (la vacuité). Il n'est connu ni par les cinq sens, ni par l'organe mental.

[18] jñāna : la conscience. Tib. : ye nas shes pas "connaissance/conscience originelle". Synonyme de bodha, samvid. A noter que bodha est rendu tantôt par "éveil", tantôt par "conscience". C'est l'acte de comprendre consciemment, de s'éveiller à une vérité.

[19] Comme chose et non chose, être et non être, éternel et interrompu, etc.

[20] De même que l'arc-en-ciel disparaît (comme arc-en-ciel) si on l'examine de plus près. C'est le but de la vision/ inspection profonde (vipaśyanā).

[21] Autre lecture : "qui n'est qu'une construction imaginaire", kalpanā-kalpa-yogena.

[22] Sukhavarjita : "qui est sans bien être", ou "qui n'est pas bien centré", qui est dans les artifices. Consonne avec sahaja, à la fois "inné" et "facile, aisé, naturel". Peut-être aussi une allusion au yoga sexuel.

[23] L'imagination, l'activité mentale constructrice de couples de contraires. Activité de construction mentale la fois abstraite (concept) et concret (image). Difficile de trouver un terme qui désigne ces deux aspects.

[24] La non production de pensées, de concepts, de souvenirs. En fait, il ne s'agit pas de les stopper (ce qui serait contreproductif), mais de ne pas penser à ces pensées, de ne pas y croire, de ne pas les saisir. Alors le mental (citta) devient non mental (acitta). C'est le yoga de la non demeure, ou du nomadisme de l'instant (asthānayoga), thème central du Vajracchedikasūtra, puis des textes sur la mahāmudrā.

[25] Glose pour traduire deux composés : vāsya-vāsaka-varjitam vāsanā-rahitam. Vāsanā est le "parfum" laissé par les actes dualistes, c'est donc la mémoire mécanique en tant qu'elle suscite une attente, un espoir ou une crainte de l'avenir. Bref, c'est un terme très riche.

[26] Litt. "balayette", "millet", autre nom de la ville de Mangalore au Karṇātaka, nom du Bouddha dans l'une de ses vies antérieures. Désigne ici un mahāsiddha. Aussi appelé Kotali (ville du Bengale), tib. Tog tse pa. Son hagiographie semble mélanger des éléments de celles de Saraha et de Shavari.

mercredi 27 octobre 2010

comme un espace sans limites

Shimla 2007


L'espace contient l'univers.
L'univers ne peut contenir l'espace.
Comme l'espace, la conscience est illimitée.
Ce dont on a conscience, comme l'univers, est limité.
Rien ne peut emprisonner l'espace.
De même, rien ne peut emprisonner cette conscience,
Car elle imprègne (tout ce qui pourrait l'emprisonner).

L'Éveil de la conscience (Jnânasambodha)

Chant dhrupad : Tansen Pande, râg todi

lundi 25 octobre 2010

Goûter l'intervalle

Mandala de Hevajra, monastère près de Leh, Ladakh 2008


La brève explication de la Doctrine

La brève explication de la Doctrine (Laghuvākyavṛtti) est un petit texte (18 stances) attribué à Śaṃkara. Mais ce titre et cet auteur sont sans doute des ajouts postérieurs à sa rédaction. Le contenu s'apparente au Traité pour la délivrance (Mokṣopāya, noyau du Yogavāsiṣṭha), composé au Cachemire vers 950, peut-être par Narasiṃha (le père d'Abhinavagupta ?), ministre du roi Yaśaskara, soit vers la même époque que Vāmana alias Vīranātha. La notion d'intervalle (madhya, antarāla) est importante dans les non dualismes cachemiriens, alors qu'elle est absente de l'œuvre de Śaṃkara. Son origine est sans doute à chercher du côté bouddhiste, peut-être du Yogācāra ?

Grossier, le corps est fait de chair.

Subtil, il est fait de désirs (vāsanā).

Ce dernier est également doué de pensée et de sensation (prāṇa),

Ainsi que des organes de connaissance et d'action. 1


L'ignorance (ou l'absence de connaissance, a-jñāna) est la cause.

La conscience est le Témoin.

Elle est ce qui manifeste (le corps dans ses dimensions subtiles et grossières).

Une apparence de la conscience est présente dans l'intellect,

Qui est (ainsi) l'agent des vertus et des péchés. 2


C'est lui qui transmigre sous l'effet des conséquences des actes (karma),

Sans trouver de repos dans les deux mondes (de l'ici-bas et de l'au-delà).

On doit distinguer (vivicyate) la pure conscience (de l'intellect, etc.)

Par un effort décisif (atyanta-). 3


Veille et rêve ne sont que

La caricature d'une illusion de conscience.

En revanche, quand ces deux états sont dissous

Dans l'état de sommeil profond,

Alors la conscience en sa pureté illumine l'inconscience (du sommeil profond). 4


Même dans l'état de veille,

Le silence de la pensée est

Une manifestation (de la conscience) en sa pureté.

Quant à l'activité mentale,

Elle est aussi mise en lumière par la conscience,

Imbibée de la lumière de la conscience. 5


De même que de l'eau échauffée par un feu

Est capable de chauffer le corps,

De même l'intellect illuminé par la conscience

Et infusé de sa lumière

Se montre capable d'illuminer les choses. 6



Les notions dualistes que sont les qualités et les défauts

(Projetées) sur les formes et autres (phénomènes)

Sont des créations mentales.

L'acte de conscience (citi)

Est ce qui illumine ces créations

En même temps que leurs objets. 7


L'acte de conscience absolu

Est distinct des formes,

Des qualités et des défauts.

Il anime les notions dualistes (projetées) sur les formes, les saveurs, etc. 8


Les notions dualistes (forgées) par l'entendement

Changent d'instant en instant.

Mais l'acte de conscience est présent dans ces constructions mentales

Comme le fil dans (un collier de) perles. 9


De même que le fil couvert de perles

Est aperçu entre (madhya) deux perles,

De même la conscience recouverte par les notions dualistes

Brille clairement entre deux constructions mentales. 10


Quand une pensée a cessé

La conscience sans pensées

Brille clairement

Tant qu'une autre pensée n'apparaît pas. 11


Ceux qui aspirent à l'expérience de l'absolu

Doivent s'exercer avec zèle

A l'arrêt d'une pensée

En progressant ainsi :

D'abord un instant, puis deux, puis trois. 12


Celui qui (pratique ainsi)

Est un individu quand il a des pensées.

Quand il est sans pensées, il est l'absolu.

C'est (aussi) cela qui est indiqué par la doctrine du

"Je suis l'absolu". 13


Cette conscience (recouverte) par les pensées,

C'est moi, l'unique absolu,

Sans pensées, évident.

Les pensées doivent être arrêtées par l'effort. 14


Si l'on peut arrêter toutes les pensées,

Alors c'est la parfaite contemplation (samādhi)

Si chère à ceux qui savent !

Si l'on en est incapable,

Alors on doit arrêter une pensée le temps d'un instant,

Confiant dans le fait que notre vraie nature est l'absolu. 15


L'être imprégné de (cette) confiance

Doit examiner sa vraie nature qui est l'absolu

A travers les activités mentales.

En effet, ayant d'abord perçu (notre vraie nature)

Conformément à la doctrine (selon laquelle notre vraie nature est l'absolu)

Nous devons nous exercer constamment, selon nos capacités. 16


Les sages savent que la pratique de l'absolu

Consiste à l'examiner, à en parler,

A s'y éveiller les uns par les autres,

Et à en faire son unique nécessaire. 17


Celui qui est aussi ferme

Dans sa contemplation de l'absolu

Que (l'homme ordinaire) l'est dans l'idée qu'il est son corps,

Celui-là a fait ce qu'il y a avait à faire,

Il est assurément délivré.

Peut importe alors où et comment il meurt. 18


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